lundi 2 novembre 2009





   Jacky, 2008, extrait vidéo.


Les possibilités du réel

Chez Fiona Lindron, on assiste à la constitution d’un univers fictionnel à partir de fragments prélevés dans la réalité, lors de rencontres bien souvent provoquées. Elle entretient d’ailleurs un écart particulièrement ténu entre ses personnages féminins et sa propre personne. Ses vidéos portent en elles l’énoncé de leur authenticité comme de leur artificialité –tout dépend si l’on y croit ou pas.
Cette ambiguïté, singulièrement exploitée, lui permet de questionner l’unité fictive et l’effet de réel auxquels le cinéma reste souvent très attaché. Ses fictions sont nourries du cinéma de Cassavetes,
Wenders ou Lynch -des fictions auxquelles il manquerait le début et la fin, des fictions sans narration. Cette suspension du récit est bien la singularité de l’écriture de Fiona Lindron qui nous met à l’épreuve d’une résolution toujours repoussée.

   Jacky, 2008, extrait vidéo.

L’oeuvre #01, composée de cinq grandes vidéoprojections et d’une vidéo diffusée sur un petit moniteur, procède à l’éclatement des temporalités et à la dispersion des écrans. Les images se répètent. « La force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu’elle apporte, c’est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible.»* Evacuée l’idée que la satisfaction d’un désir passe toujours par le dénouement d’une intrigue. Les ressorts de ses histoires sont souvent la solitude de l’individu et les états émotionnels tels que l’attente, le désir, l’angoisse ou l’ennui. L’action n’y est souvent vécue que par un ou deux personnages. Les plans fixes et le statisme déroutant des comédiennes caractérisent les cinq vidéos formant l’installation #02 : un huis clos au décor dépouillé où l’absence de dialogues associée à une bande-son précisément étudiée stigmatise le pouvoir de l’apparence au coeur des relations sociales et sentimentales. Son idée de la beauté, qui peut surgir de façon inattendue au sein de l’ordinaire d’une cité HLM dans la course effrénée d’une jeune femme au pieds nus dans une robe de satin bleu (#01), n’est jamais éloignée de la mort : les vanités de Fiona Lindron s’appellent memento, last strip
ou bloodymary and stigmate show… On n’oubliera pas non plus le trouble, la violence des rapports envers l’élément qu’il soit urbain (grillages) ou naturel (herbe). La motivation, c’est la rencontre. Mais on ne peut pas dire que la caractéristique la plus remarquable du bateau de pêche sur lequel elle embarque en 2008 pendant plusieurs semaines soit la sociabilité…
Ce projet consiste là encore à prendre des images, à filmer des hommes embarqués. Le film tiré de cette expérience, pour le coup réellement vécue, se déploie sous la forme d’une énigme où l’identité du lieu ne se révèle que progressivement. Elle parvient à rendre tout ceci inquiétant, énigmatique.

Elle se sert de la vidéo pour voir ce qu’habituellement on ne voit pas, pour obtenir des gens ce qu’ils ne donnent pas naturellement. Quand elle fait poser tel marin pêcheur, ce qui est perdu en naturel se trouve converti en un potentiel spéculatif. La caméra dérive dans l’espace, dans l’étendue bleue de la mer et du ciel où s’abîment les repères perceptifs du spectateur. L’utilisation des vibrations, cliquetis et grincements, crée un sentiment d’enfermement à l’extérieur. Le film ménage une atmosphère étrange oscillant entre tension et apaisement. Bourdonnement des machines. Bourdonnement du silence. Le bateau est un lieu à la fois intrigant et magique qui soulève des questions au-delà de ce qu’il est. L’utilisation du hors champ est telle qu’il est aisé de s’y immiscer et de se raconter des histoires. En fonction de ce que le spectateur projette dans ces images ambiguës, le surnaturel et le fantastique ne sont pas loin. Cette posture, cette attitude, c’est vouloir s’absenter du monde, fabriquer de toutes pièces un univers qui feint de nier le temps de la société afin d’instaurer celui de ses fictions, de ses pensées, de ses fantasmes. Comme une réalité plus forte, le regard de Fiona Lindron défait le réel. Ses images provoquent des émotions profondes. Son travail s’articule sur la manière dont ses sensations, ses sentiments produisent une image possible. Dans une proximité des corps, elle filme les états émotionnels dans l’espace infime avant tout contact. Au coeur des préoccupations de Fiona Lindron, on ne croise ni la sphère de l’intime, ni la banalité du réel, mais plutôt la subtile transformation d’un réel vécu subjectivement en d’étranges autofictions.

*Giorgio Agamben in Image et mémoire, éd. Hoëbeke,1998,
collection Arts & esthétique, p 70

Bertrand Charles

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